Aperçu des sections

  • I. L'héritage : l'émergence de l'autonomie

    Cours du mardi 20 septembre

    Hypothèse du cours et méthodologie. L'introduction proposera un diagnostic de la situation actuelle de la pensée juridique, en partant du constat que notre compréhension des exigences démocratiques ainsi que des rôles respectifs du marché, de l'Etat et de la société civile connaissent une évolution importante depuis le début du 21ème siècle. Quelle est la nature de cette évolution? Quels sont les outils théoriques nécessaires à la comprendre? Quelle reconstruction peut-on opérer du passé afin de comprendre la situation actuelle? Ce sera l'objectif de ce cours: remonter le cours de la pensée juridique afin de mieux situer les débats contemporains.  La méthodologie du cours sera présentée à cette occasion.

    Les révolutions de l'autonomie. Ce cours inaugural reviendra sur les révolutions qui ont inauguré la période moderne, caractérisée par l'affirmation de l'autonomie individuelle et collective. Nous comparerons les trajectoires de la France, des Etats-Unis et de l'Angleterre, afin d'illustrer les différentes voies par lesquelles l'autonomie a été conquise.


    Cours du mardi 3 octobre

    Les révolutions modernes ont ouvert la voie non seulement au libéralisme politique, sous différentes formes, mais aussi au libéralisme économique. Ce cours discutera la complémentarité entre ces deux transformations, qui découlent en particulier de l'abolition des structures intermédiaires entre l'individu et l'Etat. Nous évoquerons la naissance de l'économie de marché et les stades débouchant sur le capitalisme proprement dit; la division en deux branches de la nouvelle science économique --au départ de l'idée d'une "harmonie naturelle des intérêts" d'un côté, et à partir de l'utilitarisme de l'autre; ainsi que les transformations de la science économique au départ de l'idée d'une société civile auto-organisée et les conséquences sur le rôle de l'Etat, en mettant l'accent en particulier sur le rôle du "darwinisme social".  L'accent sera mis, dans ce parcours, sur le rôle du droit, non seulement en tant que celui-ci a fourni au libéralisme économique son armature juridique, mais également en tant qu'il a rempli une fonction, proprement idéologique, de légitimation. Nous chercherons en particulier à montrer comment le droit et l'économie ont convergé, au cours du 19ème siècle, afin de forger une anthropologie spécifique du capitalisme individualiste naissant: en même temps que l'économie mettait en avant l'idée d'un homo economicus, rendant concevable une gouvernance par les incitations, le droit construisait sur la fiction du sujet juridique sui juris, pleinement capable d'évaluer son intérêt et de négocier les contrats qui lui paraissent favorables.

  • II. La critique du libéralisme : la "grande transformation"

    Cours du mardi 10 octobre (Classe inversée)

    Bien que, sur le plan de l'histoire des idées, c'est l'utilitarisme (né à la fin du 18ème siècle) qui contient en germe la critique du libéralisme classique, dans le domaine de l'action politique, c'est autour de 1900 que le paradigme du libéralisme commence à s'affaisser. Sa remise en cause s'opère sous l'effet du mouvement moderniste, qui se caractérise par la remise en cause des axiomes traditionnels et un nouveau "perspectivisme", reconnaissant la pluralité des regards pouvant être portés sur la réalité extérieure et la nécessité d'un va-et-vient entre le sujet et l'objet, entre les cadres d'analyse et la réalité décrite, entre théorie et pratique. Le cubisme en peinture, la géométrie post-euclidienne, l'institutionnalisme en économie, le pragmatisme en philosophie, traduisent cette nouvelle approche; et ce n'est sans doute pas un hasard, si des sociologues ou historiens de l'économie (Max Weber ou Werner Sombart, ainsi que Karl Polanyi) interrogent les conceptions anthropologiques qui en sont venues à dominer la science économique, au moment même où progresse la mathématisation de celle-ci. Dans la science juridique, c'est cette révolution qu'opère le Réalisme juridique aux Etats-Unis et les "juristes inquiets" en France. Une division s'opère, cependant, entre deux manières de réinterpréter les tâches de l'économie et du droit après ce moment moderniste : de même que les économistes institutionnalistes comprennent aussi bien des "évolutionnistes" que des "constructivistes", le Réalisme juridique se sépare entre "pragmatistes" et "scientistes".

    Cours du mardi 24 octobre (Classe inversée)

    L'Etat providence est né du geste moderniste évoqué au cours précédent. En reconstruisant la naissance de l'Etat providence et son institutionnalisation, nous mettrons l'accent sur la répartition des rôles qui s'opère entre le marché et l'Etat, et sur les limites d'une protection sociale conçue sur la base de trois instruments typiques de l'Etat providence moderne: des lois de protection du travailleur (y compris visant à garantir un salaire minimum et à améliorer les conditions de travail); une fiscalité et une sécurité sociale opérant une redistribution; et la fourniture de services publics (en matière d'éducation, de santé ou de logement) limitant les impacts de la marchandisation des rapports sociaux. John Dewey aux Etats-Unis, Emile Durkheim et Georges Gurvitch en France -- pour ne mentionner que les exemples les plus connus --, ont d'emblée interrogé cette centralisation de la providence de l'Etat, pouvant opérer au détriment de l'autonomie de l'individu et n'incluant pas une exigence plus forte de démocratisation de la société. Nous verrons en quoi la manière dont l'Etat providence a été conçu a préparé le terrain au néolibéralisme, et peut constituer aujourd'hui un obstacle majeur à la possibilité de concevoir une société qui ne se fixe pas la croissance de la richesse monétaire (mesurée en PIB par habitant) comme objectif. 

    Merci de visionner avant le cours cette vidéo sur l'émergence de l'Etat providence aux Etats-unis, centrée sur la présidence de F.D. Roosevelt : 

    Parmi les instruments auxquels a recouru l’Etat providence afin de garantir à l’individu une certaine sécurité économique, figurent la garantie d’un salaire minimum adéquat, et celle d’un salaire indexé sur l’évolution du coût de la vie. Cependant, avec l’internationalisation des échanges commerciaux et la montée de la concurrence (avec l’intégration européenne et la mondialisation), ces garanties ont aussi dû tenir compte de l’exigence de compétitivité des entreprises situées sur le territoire.


  • II : Gouverner par le marché: les néolibéralismes et les incitants "doux"

    Cours du mardi 31 octobre : les néolibéralismes (Classe inversée)

    Cette séance visera deux objectifs. Elle visera d’abord à aborder les différents courants du néolibéralisme. Elle tentera également d'en offrir une évaluation au regard de la construction européenne.

    Votre compréhension de ce cours et votre participation au débat suppose que vous ayez pu vous familiariser au préalable avec les principales thèses du néolibéralisme, en visionnant à l'avance les vidéos dont les liens sont disponibles ci-dessous, au bas de la présente section.

    Nous aborderons donc le néolibéralisme sur le modèle de la "classe inversée", fondée sur votre préparation en amont de la séance. Le néolibéralisme est un mouvement initialement fondé sur la conviction que le libéralisme devait être fondamentalement repensé afin de proposer une réplique convaincante au socialisme d'Etat. (Pour une tentative -- courte, mais utile -- de définir la spécificité du néolibéralisme, voir la contribution par Aurélien Biteau dans Contrepoint (2013); ou bien, même si avec une approche moins nuancée, la tentative de définition de Patrick Juignet (2018)). Nous referons l'historique du néolibéralisme, depuis la fondation de la Société de Mont-Pélerin aux disputes doctrinales opposant, notamment, les ordolibéraux allemands à l'Ecole de Chicago. Nous identifierons les manifestations contemporaines du néolibéralisme, notamment dans le domaine des droits de propriété et du droit de la concurrence. Mais nous tenterons surtout de comprendre les raisons de la séduction que le néolibéralisme a pu exercer, et les principaux arguments intellectuels que ses théoriciens ont mis en avant.

    Nous chercherons aussi à identifier les manifestations du néolibéralisme non seulement dans les politiques classiquement qualifiées de "libérales" (et situées à droite de l'échiquier politique), mais aussi dans la refondation de la social-démocratie au milieu des années 1990. L’Etat social actif, débattu par exemple dans la revue Démocratie dans le contexte spécifique de la Belgique, ou bien présenté dans ce documentaire (certes un peu long, mais instructif), présente en effet certains points communs avec le néolibéralisme, notamment par l’idée que l’individu doit apprendre, se prendre en charge, acquérir des nouvelles compétences afin de demeurer « employable » — et non pas être bénéficiaire passif d’aides sociales ou d’allocations compensant l’inactivité. Or, entre le début des années 1990 et le milieu des années 2000, l’Etat social actif a pour promoteurs des sociaux-démocrates tels que Tony Blair au Royaume-Uni, Gerhard Schröder en Allemagne, ou Bill Clinton aux Etats-Unis. L’Etat social actif, pour ces personnalités, était surtout une manière pour la gauche de se réinventer, dans un monde où les technologies évoluent rapidement, où la population vieillit (menaçant la viabilité des systèmes de pensions), et où la mondialisation amène à une désindustrialisation rapide des économies avancées.

    Lors de cette séance, nous tenterons aussi de situer les néolibéralismes par rapport à la construction européenne. En effet, l'ordolibéralisme allemand a profondément influencé les débuts de la Communauté économique européenne, et certains auteurs considèrent encore que l'équilibre entre l'économique et le social dans les traités européens actuels reflète cet héritage. Afin de comprendre cet enjeu, nous reviendrons au débat entre Keynes et Hayek et au paysage idéologique existant au moment de la fondation des communautés européennes dans les années 1950. Nous verrons cette fondation comme visant à la fois à préserver les Etats providence européens, et à garantir les libertés économiques et une séparation entre l’Etat et le marché, dans l’esprit de l’ordolibéralisme. L’expression d’« économie sociale de marché » résume cette double caractéristique.

     Vous pouvez vous familiariser avec le débat portant sur la question de savoir si l'intégration européenne est "ordolibérale" en visionnant à l’avance présentant les termes de cette discussion (jusqu'à 22 min 45) :


    Vous pouvez également vous familiariser avec les arrêts "Viking" et "Laval" des 11 et 18 décembre 2007 (CJCE, 11 décembre 2007, aff. C-438/05, Viking; CJCE, 18 décembre 2007, aff. C-341/05, Laval un Partneri Ltd.), qui seront évoqués au cours (pour un commentaire facile d'accès, voir ici le commentaire de S. Laulom et F. Lefresne, "Dessein et destin de quatre arrêts de la Cour de justice des communautés européennes. Peut-on maintenir la spécificité des modèles sociaux en Europe ?", Revue de l'IRES 2009/4 (n°63), pp. 127-154).

     

    Cours du mardi 7 novembre. L'économie comportementale (Classe inversée)

    Nous évoquerons ensuite l'émergence, au milieu des années 2000, des sciences comportementales, et ses conséquences sur la conception du rôle du droit et de l'Etat. Une fois que l'on reconnaît que les individus ne sont pas (comme dans la représentation utilitariste classique) rationnels, et motivés par la maximisation de leur utilité individuelle, comment influencer leurs comportements de la manière à la fois la plus efficace et la plus respectueuse de leur liberté individuelle ? Le "nudging" (la manipulation de l'environnement au sein duquel l'individu fait ses choix) constitue-t-il la promesse d'un droit mieux outillé à atteindre ses objectifs, et en même temps plus modeste -- car soucieux de prendre en compte les biais et "irrationalités" de l'agent individuel? Cet examen se fera au départ des travaux du psychologue Daniel Kahneman, de l'économiste Richard Thaler, et du juriste Cass Sunstein. Nous en verrons des traductions dans de multiples domaines, y compris au départ de textes de la Banque mondiale.

    Débat : à quelles conditions le recours au "nudging" est-il à recommander dans les politiques publiques?

    En préparation du débat, vous pouvez notamment consulter ici l’article co-écrit en 1998 par Christine Jolls, Cass Sunstein et Richard Thaler ; l’avis rendu le 15 décembre 2016 par le Comité économique et social européen "Pour la prise en compte du Nudge dans les politiques européennes", qui fait le point sur le débat en cours ; ou un rapport de la Banque mondiale de 2015, qui illustre comment l’économie comportementale peut servir à orienter les comportements dans un grand nombre de domaines. L'article publié en 2015 par Cass Sunstein dans le Yale Journal on Regulation sous le titre « The Ethics of Nudging » est également très utile pour comprendre le débat sur les dimensions parfois qualifiées de "paternalistes" de cette technique de régulation.

    Nous centrerons la discussion sur le recours au "nudging" dans les politiques environnementales. Vous pouvez en préparation consulter cette étude par Matthias Petel. Nous visionnerons un court extrait d'un documentaire "Climat: mon cerveau fait l'autruche" (52 minutes, dont nous retiendrons les extraits de 43.30 à 50.00) ainsi qu'une vidéo de M. Petel (33 minutes) :



    • Cette courte vidéo replace dans son contexte l'usage du terme "néolibéralisme" afin d'attirer l'attention sur la pluralité des points de vue qui se situe derrière cette dénomination.

    • Cette vidéo aborde un des néolibéralismes dont il est question dans le cours, celui dit de l'"Ecole autrichienne", fondée une conception évolutionniste de l'économie, incarnée par L. von Mises et F. von Hayek.

    • Cette vidéo introduit aux principaux thèmes mis en avant par Gary Becker, dont la particularité a été d'étendre le raisonnement économique à des domaines autres que celui des relations marchandes (tels que la famille ou le comportement criminel), conduisant à ce que d'aucuns ont dénoncé comme l'"impérialisme" de la science économique.

    • Cette vidéo rappelle une tradition dite "machiavélienne" en philosophie politique, qui consiste à décrire les rapports de force au sein de l'Etat de manière "réaliste" plutôt qu'à travers la perspective "idéalisante" que véhiculent les discours. Dans les travaux des théoriciens américains du choix public, notamment chez Downs, Buchanan et Tullock, et Olson, ceci passe par un individualisme méthodologique qui place au centre de l'explication de la décision la recherche par les acteurs du système politique de leur propre intérêt. Cette approche est une de composantes du néolibéralisme de l'Ecole de Chicago.

    • Cette vidéo introduit à quelques-uns des thèmes de l'oeuvre de R. Coase, dont la contribution à l'analyse économique du droit a joué un rôle majeur.

  • IV. Prospective: gouverner par l'auto-détermination

    Cours du mardi 14 novembre. Les communs

    Nous entamons avec cette séance la quatrième partie du cours. Cette partie du cours tentera de comprendre les mutations qui sont aujourd'hui à l'oeuvre dans les rapports entre l'Etat, le marché et la société civile, à partir de trois thématiques émergentes: celle des "communs"; celle des nouveaux modes de vie ; et celle des nouvelles pratiques démocratiques. L'hypothèse de cette partie du cours est que nous assistons à une remise en cause, sous ces trois aspects, de la séparation en deux sphères (le marché et l'Etat) à partir de laquelle la société moderne a voulu se penser, à laquelle correspond la séparation entre l'agent économique d'une part (travailleur ou consommateur) et le citoyen d'autre part. La manière dont les trois thématiques citées émergent permettent de mettre en avant certaines homologies, qui conduisent à suggérer qu'on assiste là, dans la simultanéité de ces émergences, à un mouvement de fond: chaque fois, des individus et des groupements contestent à l'Etat le monopole de la définition du "Bien commun", et refusent en même temps d'être confinés aux rôles de l'électeur et du consommateur. Ces individus ou ces groupements veulent faire : en construisant des communs, en inventant des modes de vie alternatifs, ou en mettant sur pied des dispositifs de participation, réagissant ainsi à l'unidimensionnalisation qui accompagne la société de consommation. Nous tenterons de comprendre le rôle du droit dans cette transformation d'ensemble, ainsi que le lien qu'elle présente avec la transition écologique que, de fait, elle accompagne et stimule.

    Les homologies sont frappantes. S'agissant tout d'abord de la problématique des "communs" (cours du 14 novembre), on assiste à une tentative de reconcevoir la propriété au-delà de l'opposition entre propriété privée et propriété publique / d'Etat, que les travaux de Elinor Ostrom ont inauguré (voir pour un résumé intéressant de l’approche d’Ostrom, cet article de Guillaume Holland et Omar Sene; pour une comparaison entre l’approche de Ostrom et l’approche de R.H. Coase, voir cette étude d’Olivier Weinstein). Cette tentative s'accompagne d'une dénaturalisation du concept de propriété (voir par exemple dans les travaux de Pierre Dardot et Christian Laval, résumés ici, ou dans cet entretien de 2014 sur Mediapart). Cette dénaturalisation de la propriété s'entend de deux manières: elle s'entend d'abord comme un refus d'assigner les différents "biens" à différentes catégories en fonction de leur nature intrinsèque, comme le fait l'approche économique classique (et comme le fait encore, en partie, Elinor Ostrom); ensuite comme un refus de s'en tenir à une conception instituée de la propriété, afin de la réinventer et de lui donner des nouvelles formes, dont les variations sont infinies. L'on peut décrire ce mouvement en faveur des "communs" comme une réaction à la commodification généralisée, qu'a encouragée depuis les années 1960 une école mettant l'accent tantôt sur les gains d'efficience (Ronald H. Coase, Hernando de Soto), tantôt sur la nécessité de garantir une internalisation des coûts liés à l'utilisation des ressources communes (Garrett Hardin).

    S'agissant ensuite de la question des modes de vie (que nous évoquerons aussi lors du cours du 14 novembre), l'on partira de deux manières de concevoir l'expérimentalisme de l'individu: chez Jean-Jacques Rousseau, dans ses Confessions ou dans ses Rêveries du promeneur solitaire, l'expérimentalisme consiste dans la quête d'une vie authentique, qui ne se préoccupe pas des modes et des exigences de la vie en société, selon le thème de la civilisation qui corrompt -- thème devenu classique, mais qu'il fut le premier à introduire --; chez Benjamin Franklin, l'expérimentalisme consiste au contraire à entretenir une capacité à s'adapter, à se remettre en question en permanence, afin de réussir. Que chacun de ces penseurs ait vécu en grande partie à l'inverse même du type d'expérimentalisme qu'ils ont pu prêcher, cela témoigne sans doute de l'impossibilité d'aller en quête d'un "soi" authentique en se passant du jugement d'autrui -- une quête qu'on peut bien qualifier de spéculation, dans les deux sens du mot --. Mais cela témoigne également du paradoxe de la société libérale où la seule valeur partagée est la liberté qui est reconnue à chacun de se définir, alors même que c'est cette liberté qui, au bout du compte, conduit à l'unidimensionnalisation. Il faudra se demander si la sociodiversité, entendue comme la pluralisation des formes de vie, combinée au développement de possibilités d'actions collectives et à la mise sur pied de dispositifs qui permettent d'échapper aux pressions matérielles comme aux déficits d'information, peut constituer une manière de dépasser l'alternative.

    S'agissant enfin des nouvelles formes de démocratie (cours du 21 novembre), on peut partir des deux réactions contrastées de F. Hayek et de H. Arendt au potentiel totalitaire de l'Etat social. Voilà deux penseurs qui, partant des mêmes constats -- et témoins directs, l'un et l'autre, de la montée du nazisme et du fascisme --, ont tiré des conclusions à la fois convergentes (car tous deux se méfient de la prétention de l'Etat à incarner le Bien commun et à transformer la société au nom d'une certaine idée de justice sociale), mais en même temps fortement contrastées: tandis que Hayek débouche sur une position libertarienne de type évolutionniste, au détriment de l'auto-détermination démocratique, Arendt appelle à une revitalisation de la démocratie à la base, inspirée en partie par la démocratie de la polis athénienne et en partie par l'expérience des conseils ouvriers qu'avaient pu montrer l'Allemagne et la Hongrie en 1918-1919 ou (encore) la Hongrie en 1956.

    Bien que le terme ait été largement dévoyé et abusé au point que sa signification se perde, on peut qualifier de néolibéral (reprenant pour une fois l'acception journalistique du mot) le mouvement tendant à la privatisation des communs et à la marchandisation; tendant à évider la capacité d'auto-détermination démocratique au nom d'un contrôle de la décision par des "experts"; et tendant à inciter l'individu à s'épanouir dans une combinaison de travail et de consommation, qui débouche sur une dépendance complète sur le marché -- laquelle est achevée lorsque l'on ne consomme rien de ce que l'on produit et lorsque l'on ne produit rien de ce que l'on consomme. Or, dans chacune de ces émergences, l'on assiste aujourd'hui à une tentative de créer une alternative au néolibéralisme ainsi compris, mais sans compter sur des solutions imposées par l'Etat: c'est la société civile elle-même, entre le marché et l'Etat, qui tente de se reconstituer et de définir une voie de sortie. Telle est l'hypothèse du cours: c'est cette tentative qui réunit l'émergence des "communs" (cours du 14 novembre) et les nouvelles pratiques démocratiques (cours du 21 novembre).

    Au-delà même de cette homologie qui permet de les relier à un récit commun autour de la transformation contemporaine de la société, ces problématiques émergentes sont étroitement liées entre elles. La construction des "communs" incite à la mise sur pied de nouvelles formes de gouvernance, qui en retour sont de nature à favoriser l'action collective nécessaire à l'entretien des "communs". L'action collective suppose cependant que l'on s'échappe de cette "société de travailleurs qui n'a pas de travail à donner", ce qui, selon Arendt -- comme déjà selon Keynes -- est sans doute la pire des sociétés qui puisse s'imaginer. La promotion de nouveaux modes de vie vient ainsi soutenir cette transformation, mais elle en est aussi la conséquence: la "communisation" légitime et encourage la recherche d'alternatives aux figures du citoyen-électeur et de l'agent économique travailleur ou consommateur. Enfin, toutes ces émergences appellent à poser la question de savoir s'il s'agit d'un "retour" vers les communautés d'autrefois, ou d'une "invention" de quelque chose de radicalement neuf: d'une société qui n'est plus obsédée par le cycle production-consommation, et qui replace l'action collective citoyenne au centre des existences afin de créer des espaces permettant aux pratiques alternatives de naître.

    Le cours du 14 novembre portera sur la résurgence de la thématique des "communs" dans le débat public. Pour vous y préparer, vous pouvez lire ce texte de Fabienne Orsi sur les liens entre l’approche de Ostrom et l’approche du droit de propriété en tant que « faisceau de droits » (« bundle of rights ») ainsi que le « post-scriptum » de l’ouvrage de Pierre Dardot et Christian Laval Commun, publié en 2014 (aussi dans ce fichier ). Nous visionnerons par ailleurs ensemble cet entretien avec Maxime Zaït, un des initiateurs de l'asbl Communa, active dans la mise à disposition de logements inoccupés à Bruxelles :

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    Cours du mardi 21 novembre. Les nouvelles pratiques démocratiques et l'Etat partenaire

    Ce dernier cours évoquera d’abord le débat contemporain sur la "fatigue démocratique" et les formes de participation démocratique complémentaires de l'élection. En préparation de la première problématique, il est renvoyé, pour plus de détails, au descriptif donné ci-dessus, qui explique les liens entre les différentes composantes de la quatrième partie du cours. 

    Classe inversée : la démocratie représentative est-elle à bout, et d'autres formes de démocratie devraient-elles s'y substituer? Si oui, lesquelles?

    Mise entre parenthèses de la démocratie d'un côté, donc, radicalisation de l'exigence démocratique de l'autre: si la démocratie "artistocratique" sur laquelle débouche aujourd'hui la professionnalisation de la politique, avec la tentation technocratique qui en est l'aboutissement, suscite une contestation inédite, voilà peut-être l'alternative qu'il nous faut réexplorer. Nous tenterons de le faire notamment en prenant appui sur les travaux de Cornelius Castoriadis portant sur l'auto-institution de la société et les exigences de l'autonomie à la fois individuelle et collective, ainsi que sur la critique de David Van Reybrouck portant sur le retrécissement de la démocratie ramenée au rituel de l'élection. (En préparation, merci de visionner l'entretien sur la démocratie de Cornelius Castoriadis, répondant à des sollicitations de Chris Marker, filmée en 1989; et l'entretien de David Van Reybrouck sur Mediapart (43 minutes) : entretien de David Van Reybrouck

    Nous évoquerons aussi le programme du municipalisme libertaire, notamment par des références aux travaux de Henri Lefebvre (qui fait paraître Le droit à la ville en mars 1968, voir ici la tentative par Laurence Costes d'en résumer l'influence ), qui trouvent leurs prolongements aujourd'hui chez David Harvey ou, surtout, Murray Bookchin (14 min 40) :

     

    ainsi que cette vidéo de Politikon (20 minutes) :


    Nous pourrons évoquer l'expérience du bourg de Saillans, parmi d'autres exemples :


    Un aspect important du débat sur le renouveau démocratique concerne les rapports entre savoir et pouvoir, et la nécessité de ne pas laisser le système de décision politique être capté par les "experts": voir à cet égard les explications de Paulin Ismard sur le rôle des "esclaves publics" dans la Grèce antique :

    Ce cours bénéficiera de la contribution exceptionnelle de Sixtine van Outryve, qui évoquera son travail sur le municipalisme libertaire. 


    Cours du mardi 28 novembre

    Au cours de cette dernière séance, l’on examinera la notion d’Etat partenaire et la manière dont l’Etat peut soutenir les innovations sociales, dans le cadre d’une démarche d’expérimentalisme démocratique. Il est utile de lire, en préparation de cette deuxième problématique examinée au cours de cette séance, le chapitre introductif du livre L’Etat partenaire. Transition écologique et sociale et innovation citoyenne, paru en 2021 aux Presses universitaires de Louvain (voir également une version plus commode à consulter ici) ; ainsi que  Expérimenter pour faire face à l’incertain. Le rôle du droit (par Elise Dermine, Auriane Lamine et Céline Romainville).

  • IV: Prospective: gouverner par l'auto-détermination

    Cours du mardi 14 décembre

    Le cours du 14 décembre tentera de comprendre les mutations qui sont aujourd'hui à l'oeuvre dans les rapports entre l'Etat, le marché et la société civile, à partir de trois thématiques émergentes: celle des "communs"; celle des nouveaux modes de vie ; et celle des nouvelles pratiques démocratiques. L'hypothèse de cette partie du cours est que nous assistons à une remise en cause, sous ces trois aspects, de la séparation en deux sphères (le marché et l'Etat) à partir de laquelle la société moderne a voulu se penser, à laquelle correspond la séparation entre l'agent économique d'une part (travailleur ou consommateur) et le citoyen d'autre part. La manière dont les trois thématiques citées émergent permettent de mettre en avant certaines homologies, qui conduisent à suggérer qu'on assiste là, dans la simultanéité de ces émergences, à un mouvement de fond: chaque fois, des individus et des groupements contestent à l'Etat le monopole de la définition du "Bien commun", et refusent en même temps d'être confinés aux rôles de l'électeur et du consommateur. Ces individus ou ces groupements veulent faire : en construisant des communs, en inventant des modes de vie alternatifs, ou en mettant sur pied des dispositifs de participation, réagissant ainsi à l'unidimensionnalisation qui accompagne la société de consommation. Nous tenterons de comprendre le rôle du droit dans cette transformation d'ensemble, ainsi que le lien qu'elle présente avec la transition écologique que, de fait, elle accompagne et stimule.

    Les homologies sont frappantes. S'agissant tout d'abord de la problématique des "communs", on assiste à une tentative de reconcevoir la propriété au-delà de l'opposition entre propriété privée et propriété publique / d'Etat, que les travaux de Elinor Ostrom ont inauguré (voir pour un résumé intéressant de l’approche d’Ostrom, cet article de Guillaume Holland et Omar Sene; pour une comparaison entre l’approche de Ostrom et l’approche de R.H. Coase, voir cette étude d’Olivier Weinstein). Cette tentative s'accompagne d'une dénaturalisation du concept de propriété (voir par exemple dans les travaux de Pierre Dardot et Christian Laval, résumés ici, ou dans cet entretien de 2014 sur Mediapart). Cette dénaturalisation de la propriété s'entend de deux manières: elle s'entend d'abord comme un refus d'assigner les différents "biens" à différentes catégories en fonction de leur nature intrinsèque, comme le fait l'approche économique classique (et comme le fait encore, en partie, Elinor Ostrom); ensuite comme un refus de s'en tenir à une conception instituée de la propriété, afin de la réinventer et de lui donner des nouvelles formes, dont les variations sont infinies. L'on peut décrire ce mouvement en faveur des "communs" comme une réaction à la commodification généralisée, qu'a encouragée depuis les années 1960 une école mettant l'accent tantôt sur les gains d'efficience (Ronald H. Coase, Hernando de Soto), tantôt sur la nécessité de garantir une internalisation des coûts liés à l'utilisation des ressources communes (Garrett Hardin).

    S'agissant ensuite de la question des modes de vie, l'on partira de deux manières de concevoir l'expérimentalisme de l'individu: chez Jean-Jacques Rousseau, dans ses Confessions ou dans ses Rêveries du promeneur solitaire, l'expérimentalisme consiste dans la quête d'une vie authentique, qui ne se préoccupe pas des modes et des exigences de la vie en société, selon le thème de la civilisation qui corrompt -- thème devenu classique, mais qu'il fut le premier à introduire --; chez Benjamin Franklin, l'expérimentalisme consiste au contraire à entretenir une capacité à s'adapter, à se remettre en question en permanence, afin de réussir. Que chacun de ces penseurs ait vécu en grande partie à l'inverse même du type d'expérimentalisme qu'ils ont pu prêcher, cela témoigne sans doute de l'impossibilité d'aller en quête d'un "soi" authentique en se passant du jugement d'autrui -- une quête qu'on peut bien qualifier de spéculation, dans les deux sens du mot --. Mais cela témoigne également du paradoxe de la société libérale où la seule valeur partagée est la liberté qui est reconnue à chacun de se définir, alors même que c'est cette liberté qui, au bout du compte, conduit à l'unidimensionnalisation. Il faudra se demander si la sociodiversité, entendue comme la pluralisation des formes de vie, combinée au développement de possibilités d'actions collectives et à la mise sur pied de dispositifs qui permettent d'échapper aux pressions matérielles comme aux déficits d'information, peut constituer une manière de dépasser l'alternative.

    S'agissant enfin des nouvelles formes de démocratie, on peut partir des deux réactions contrastées de F. Hayek et de H. Arendt au potentiel totalitaire de l'Etat social. Voilà deux penseurs qui, partant des mêmes constats -- et témoins directs, l'un et l'autre, de la montée du nazisme et du fascisme --, ont tiré des conclusions à la fois convergentes (car tous deux se méfient de la prétention de l'Etat à incarner le Bien commun et à transformer la société au nom d'une certaine idée de justice sociale), mais en même temps fortement contrastées: tandis que Hayek débouche sur une position libertarienne de type évolutionniste, au détriment de l'auto-détermination démocratique, Arendt appelle à une revitalisation de la démocratie à la base, inspirée en partie par la démocratie de la polis athénienne et en partie par l'expérience des conseils ouvriers qu'avaient pu montrer l'Allemagne et la Hongrie en 1918-1919 ou (encore) la Hongrie en 1956. Mise entre parenthèses de la démocratie d'un côté, donc, radicalisation de l'exigence démocratique de l'autre: si la démocratie "artistocratique" sur laquelle débouche aujourd'hui la professionnalisation de la politique, avec la tentation technocratique qui en est l'aboutissement, suscite une contestation inédite, voilà peut-être l'alternative qu'il nous faut réexplorer. Nous tenterons de le faire notamment en prenant appui sur les travaux de Cornelius Castoriadis portant sur l'auto-institution de la société et les exigences de l'autonomie à la fois individuelle et collective. (En préparation, il est recommandé de visionner l'entretien sur la démocratie de Cornelius Castoriadis, répondant à des sollicitations de Chris Marker, filmée en 1989). Nous examinerons aussi le programme du municipalisme libertaire, notamment par des références aux travaux de Henri Lefebvre (qui fait paraître Le droit à la ville en mars 1968, voir ici la tentative par Laurence Costes d'en résumer l'influence ), qui trouvent leurs prolongements aujourd'hui chez David Harvey ou, surtout, Murray Bookchin.

    Bien que le terme ait été largement dévoyé et abusé au point que sa signification se perde, on peut qualifier de néolibéral (reprenant pour une fois l'acception journalistique du mot) le mouvement tendant à la privatisation des communs et à la marchandisation; tendant à évider la capacité d'auto-détermination démocratique au nom d'un contrôle de la décision par des "experts"; et tendant à inciter l'individu à s'épanouir dans une combinaison de travail et de consommation, qui débouche sur une dépendance complète sur le marché -- laquelle est achevée lorsque l'on ne consomme rien de ce que l'on produit et lorsque l'on ne produit rien de ce que l'on consomme. Or, dans chacune de ces émergences, l'on assiste aujourd'hui à une tentative de créer une alternative au néolibéralisme ainsi compris, mais sans compter sur des solutions imposées par l'Etat: c'est la société civile elle-même, entre le marché et l'Etat, qui tente de se reconstituer et de définir une voie de sortie. Telle est l'hypothèse du cours: c'est cette tentative qui réunit l'émergence des "communs", l'adhésion à des nouvelles formes de vie, et les nouvelles pratiques démocratiques.

    Au-delà même de cette homologie qui permet de les relier à un récit commun autour de la transformation contemporaine de la société, ces problématiques émergentes sont étroitement liées entre elles. La construction des "communs" incite à la mise sur pied de nouvelles formes de gouvernance, qui en retour sont de nature à favoriser l'action collective nécessaire à l'entretien des "communs". L'action collective suppose cependant que l'on s'échappe de cette "société de travailleurs qui n'a pas de travail à donner", ce qui, selon Arendt -- comme déjà selon Keynes -- est sans doute la pire des sociétés qui puisse s'imaginer. La promotion de nouveaux modes de vie vient ainsi soutenir cette transformation, mais elle en est aussi la conséquence: la "communisation" légitime et encourage la recherche d'alternatives aux figures du citoyen-électeur et de l'agent économique travailleur ou consommateur. Enfin, toutes ces émergences appellent à poser la question de savoir s'il s'agit d'un "retour" vers les communautés d'autrefois, ou d'une "invention" de quelque chose de radicalement neuf: d'une société qui n'est plus obsédée par le cycle production-consommation, et qui replace l'action collective citoyenne au centre des existences afin de créer des espaces permettant aux pratiques alternatives de naître.

    Le cours du 14 décembre portera sur la résurgence de la thématique des "communs" dans le débat public. Pour vous y préparer, vous pouvez lire ce texte de Fabienne Orsi sur les liens entre l’approche de Ostrom et l’approche du droit de propriété en tant que « faisceau de droits » (« bundle of rights ») ainsi que le « post-scriptum » de l’ouvrage de Pierre Dardot et Christian Laval Commun, publié en 2014 (aussi dans ce fichier ). 

    Ce cours prendra également appui sur une vidéo du professeur Antonio Vercellone, qui évoque son travail sur les communs en lien avec les évolutions que l'Italie a connues sur cette question depuis les travaux de la commission présidée par Stefano Rodota et le référendum de 2011 sur le refus de la privatisation de l'eau.

    Ce cours évoquera aussi le débat contemporain sur la "fatigue démocratique" et les formes de participation démocratique complémentaires de l'élection. Il est renvoyé, pour plus de détails, au descriptif donné ci-dessus, qui explique les liens entre les différentes composantes de la quatrième partie du cours.